mercredi 24 juin 2015

LILLE ET LE DEFI DE L’INDUSTRIE



Extrait de la conférence de Pierre Mauroy : « Lille a bien mérité de la Patrie », conférence de clôture de l’Année du Bicentenaire, Lille, 17 décembre 1989

La multiplicité des sièges que Lille a dû subir au long de son histoire millénaire constitue la contrepartie de son statut de place militaire. Des siècles durant, ses habitants se sont trouvés contraints de vivre enfermés dans les fortifications. Au milieu du XIXe siècle, les 80.000 Lillois étouffent sur une superficie de 210 hectares. L’insalubrité règne dans la plupart des quartiers de la ville. Les nombreux canaux, en majorité à ciel ouvert, qui parcourent la ville, sont devenus de véritables dépotoirs. Plaintes de particuliers et rapports des autorités ne cessent de dénoncer cette situation. L’industrie s’est taillée une place au détriment de l’habitat privé, qui voit se multiplier les taudis. Les communes périphériques d’Esquermes, Fives, Moulins et Wazemmes sont en pleine expansion. Les usines viennent s’y installer, désertant Lille où l’économie stagne. Des protestations s’élèvent à Lille, mais aussi dans les communes voisines où les contraintes militaires freinent le développement de l’habitat et les implantations industrielles. L’abus même des règlements tatillons des autorités militaires suscite le sursaut libérateur. La coupe déborde lorsque le service du Génie réclame, en 1852, la démolition des quatre marches de l’église de Wazemmes au Faubourg de la Barre. Elles se trouvent dans la zone des servitudes militaires ! Pour les Lillois c’en est trop et ils entreprennent la reconquête de leur ville, se lancent dans une véritable révolution urbaines. Ce défi mobilise jusqu’à la veille de la Grande Guerre.
 
Le préfet Léonard Vallon, le Hausmann lillois, joue un rôle décisif dans la renaissance de la ville. C’est lui qui réussit à convaincre le maire de Lille, Richebé, puis l’empereur Napoléon III, de la nécessité d’agrandir la ville. Le 13 octobre 1858, paraît le décret impérial prononçant la suppression des communes de Wazemmes, Esquermes, Moulins et Fives et leur rattachement à Lille.
Le 30 octobre, les conseils municipaux de Lille et des communes rattachées sont dissous. Une commission municipale, présidée par Richebé, est chargée de l’étude d’un plan d’alignement. Lille, Esquermes, Moulins, Fives et Wazemmes ne font plus qu’une seule commune. La superficie aménageable passe de 210  hectares à 720 hectares.
 
L’agrandissement s’accompagne de gigantesques travaux. Lille devient, pour plusieurs décennies, un vaste chantier. Les municipalités de Géry Legrand et de Gustave Delory se préoccupent d’abord d’assainir une ville qui en a bien besoin. Une grande partie des canaux malodorants est couverte. Cinquante kilomètres d’égouts sont creusés. L’eau courante est installée. « Pour tous nos femm’s d’ménage, I n’se démontront pu l’bras, a chés pompes du voisinnage »

Les rues anciennes sont aménagées. Des voies nouvelles sont tracées : le boulevard de la Liberté, la rue de Solferino, le boulevard Vauban, la rue Faidherbe…
La circulation s’améliore dans la ville. A la fin du siècle, l’éclairage électrique fait son apparition.
On bâtit beaucoup. En 1914, les terrains annexés sont presque entièrement couverts de constructions. Seul le quartier d’Esquermes, parcouru par l’Arbonnoise, reste encore un petit village. On vient s’y promener et canoter le dimanche. Des architectes de talent, Henri Contamine, Auguste Mourcou, Emile Vandenbergh, Alfred Mongy, participent à cette œuvre ambitieuse. De la Grand’Place à la place de Tourcoing, le long des rues et des avenues d’un quadrilatère rigoureusement dessiné, s’élèvent les vastes hôtels du patriarcat lillois et les maisons cossues de la bourgeoisie. Briques rouges, pierre blanche, balustrades, frises, vasques, lucarnes, clochetons contribuent à l’originalité d’une architecture un temps méprisée. On la redécouvre aujourd’hui et elle fait le charme de nombre de nos rues.
 
La ville se dote d’un réseau d’écoles maternelles, primaires et primaires supérieures. Elle participe à la construction de la Préfecture, d’un vaste musée et d’un imposant ensemble universitaire entre la Porte de Paris et la Place Philippe Lebon.
 
Le bilan de l’agrandissement n’est toutefois pas totalement positif. Ville nouvelle et ville ancienne sont mal soudées. L’assainissement de l’habitat ouvrier n’a pu être mené à bien. Le peuple de Lille est en droit d’être déçu. Les espaces verts tant attendus ne profitent qu’à quelques quartiers. La rapidité de la croissance de la population déjoue toutes les prévisions. L’entassement se reconstitue, surtout dans les quartiers populaires.
En dépit de son spectaculaire agrandissement, la ville manque déjà de terrains disponibles pour construire les logements neufs qui font défaut. Elle manque également d’espace pour améliorer la voirie et aménager les espaces verts. La ville continue d’étouffer dans ses remparts tandis que les nouvelles servitudes militaires freinent ses capacités à mener les travaux d’urbanisme nécessaires. L’état-major est persuadé que la fonction militaire de Lille est indispensable et que, pour ancrer une forte résistance devant la frontière, les fortifications, loin d’être démantelées, doivent être renforcées.
Gustave Delory, le Maire de Lille, soucieux des besoins de la population lilloise, est convaincu de la nécessité de faire de Lille une grande capitale régionale. Il engage auprès des pouvoirs publics d’actives démarches pour obtenir le démantèlement des fortifications. Ses efforts aboutissent au printemps 1906 lorsque le ministre de la guerre donne son accord au déclassement de Lille. Mais hélas il faudra attendre la fin de la Grande Guerre.
 
Quelques semaines après la victoire, le conseil municipal de Lille sollicite à nouveau de l’Etat le déclassement de la ville. Au début de l’année 1919, un projet de loi est déposé. Voté par les deux assemblées, il est promulgué à l’automne. Lille demeure une place militaire mais son enceinte est déclassée. La ville peut la démanteler. Sur les terrains ainsi libérés, la ville peut désormais engager une politique d’urbanisme plus maîtrisée.
C’est Gustave Delory, redevenu maire à l’automne 1919, qui engage les premiers plans. Mais c’est son successeur, Roger Salengro, qui développe la plupart des grands chantiers lillois des années 1920 et du début des années 1930. Cette œuvre de longue haleine, dans laquelle s’illustre le maire bâtisseur qu’est Roger Salengro, dure en fait jusqu’à la fin des années 1960.
 
Lille a donc sur relever le défi. Avec Roger Salengro, puis Denis Cordonnier et Augustin Laurent, Lille intra-muros a pu rejoindre ses faubourgs. Le Centre des Chèques Postaux, le commissariat central, la Cité administrative, la Foire commerciale, bref une série de bâtiments publics et d’immeubles collectifs organisent l’extension lilloise à l’est. A l’ouest, la couronne lilloise se densifie vers la porte de Béthune où se dressent des immeubles collectifs dotés de locaux scolaires.
En revanche, au sud, l’extension est plus tardive puisque les constructions de logements le long des boulevards de ceinture se développent surtout entre 1955 et 1963, sous l’impulsion du premier adjoint d’Augustin Laurent, Marcel Bertrand.
 
L’équipement de l’ancienne zone militaire a permis, enfin, la réalisation, par étapes, d’une rocade autoroutière presque complète aujourd’hui.
Mais il a fallu ouvrir le chantier des quartiers vieillis par la rénovation de Saint-Sauveur, par la définition du quartier sauvegardé du Vieux-Lille, par l’implantation d’espaces verts nouveaux, comme le jardin des plantes, par la création de nombreux logements sociaux. Ce furent les chantiers de maire de Lille Augustin Laurent a qui j’adresse une pensée affectueuse.
Vinrent les années nouvelles, les décennies 70 et 80 : Lille a changé – Lille s’est embellie. La réalisation du secteur piétonnier, la construction du métro, le réaménagement des quartiers, la multiplication des équipements, comme le Palais des Congrès, la promotion culturelle de la ville, l’application d’une politique originale de décentralisation, ont permis à Lille de dominer son passé pour entrer dans l’ère nouvelle de son destin.