vendredi 29 avril 2016

L'importance des ports de la Mer du Nord dans l'offensive allemande de 1914



In. Winston CHURCHILL, « mémoires de la Grande Guerre, 1911-1915 », tome 1, collection Texto, éditions Tallandier, Paris, 2016, 719 pages, pp 289-294

« A partir du moment où les espoirs allemands de détruire les armées françaises par une bataille générale et leur désir de finir la guerre d’un seul coup se furent définitivement évanouis, tous les objectifs secondaires qu’ils avaient jusqu’ici écartés avec raison acquirent une importance immense. A mesure que les passions humaines perdaient de leurs forces, les choses matérielles reprenaient leur valeur. La lutte des armées et des nations n’étant pas parvenue à emporter la décision, les lieux retrouvaient leur signification, et ce fut la géographie, plutôt que la psychologie, qui commença à dicter les grandes lignes de la guerre. Paris était maintenant hors d’atteinte, mais les ports de la Manche : Dunkerque, Calais et Boulogne – encore sans défense – ainsi qu’Anvers émergeaient dans le champ des valeurs essentielles, comme des rochers réapparaissent au moment où la marée se retire.
 
La seconde phase de la guerre s’ouvrait désormais. Les Français avaient repoussé les Allemands de la Marne jusqu’à l’Aisne, mais ils se trouvaient incapables de les refouler plus loin par des attaques frontales ; ils étendaient donc leur aile gauche de plus en plus loin dans l’espoir de déborder leur adversaire. La course à la mer commençait. Les Français se mirent à faire passer leurs troupes de leur droite à leur gauche. L’armée de Castelnau, partie de Nancy, marcha derrière le front, se jeta dans la bataille de Picardie, essaya de tourner la droite allemande, et fut elle-même débroée sur sa gauche. l'armée de Foch, corps d’armée après corps d’armée, se précipita sur la route et par chemin de fer pour prolonger le front de combat en Artois ; mais sa gauche fut-elle-même dépassée par les nombreuses divisions de cavalerie allemande de von der Marwitz – attaque et contre-attaque. De part et d’autre, chaque homme, chaque canon, était dès son arrivée jeté dans la mêlée, et la canonnade incessante poussait toujours davantage vers le nord et l’ouest – vers la mer.
 
A quel endroit la confrontation des armées allait atteindre la mer ? A quel point de la côte ? Lequel de ces deux lutteurs allait contourner le flanc de l’autre ? Serait-ce au nord ou au sud de Dunkerque ? Ou bien à Gravelines ou à Calais ou à Boulogne ? Plus au sud, pouvait-elle-même atteindre Abbeville ? Tout était livré au choc d’une bataille toujours mouvante. Mais le seul flanc sûr et inexpugnable, l’objectif suprême pour les Alliés, la position la plus avancée, la plus précieuse, la plus audacieuse – qui à elle seule valait tout le reste, car elle était la clé de tout le reste –, c’était Anvers : si seulement Anvers, qui brillait de tous ses feux, là-bas, au loin, pouvait tenir.
 
Anvers n’était pas seulement l’unique forteresse de la nation belge ; elle était également le véritable flanc gauche du front allié à l’ouest. Elle gardait toute la ligne des ports de la Manche. Elle menaçait les flancs et l’arrière des armées allemandes en France. C’était la grande porte où l’armée britannique pouvait à tout moment fondre sur leurs communications importantes et même vitales. Aucune avance allemande vers la côte, sur Ostende, sur Dunkerque, sur Calais et Boulogne, ne paraissait possible tant qu’Anvers n’était point conquise.
 
A partir du moment où le Grand Quartier général allemand eut dégagé et réformé ses armées après l’échec de la Marne, c’est-à-dire vers le milieu de septembre, la prise d’Anvers se fit plus pressante pour lui. En conséquence, comme on le sait désormais, l’empereur d’Allemagne fut conduit à donner l’ordre de capture de la ville dans l’après-midi du 9 septembre. Rien de cela ne transpira chez les Alliés avant le 28. Les troupes belges et allemandes restaient en contact le long de la ligne fortifiée sans la moindre tentative de siège ni d’opérations offensives. Mais le 28, les Allemands ouvrirent le feu sur les forts des lignes extérieures d’Anvers, avec des obusiers de 430 qui lançaient des projectiles de plus d’une tonne.
Presque immédiatement, le gouvernement belge donna des signes d’alarme justifiés. Les bulletins du renseignement anglais indiquaient que les Allemands avaient entrepris sérieusement le siège d’Anvers, que leur opération n’avait pas pour simple but une démonstration destinée à fixer les troupes belges ou à protéger les lignes de communication. Un renseignement venu de Bruxelles annonçait que l’empereur avait donné l’ordre de la prise de la ville, que cela pourrait coûter des milliers de vies humaines, mais qu’il devait être exécuté. Des rapports faisaient état de larges contingents de réserves allemandes qui se rassemblaient dans les environs de Liège. Au vu de ces rapports, il devenait évident que le rôle de notre petite force britannique composée de fusiliers marins, d’autobus, d’automobiles blindées, d’aéroplanes, etc. qui opéraient depuis Dunkerque était achevé. Il ne s’agissait plus maintenant de patrouilles d’uhlans ou de coups de main de l’ennemi. C’était de grandes masses ennemies qui s’approchaient de la zone côtière, et la supercherie qui nous avait permis de rester en possession de Lille et de Tournai ne pouvait plus durer plus longtemps. (…)

Mon impression à ce moment était que la situation d’Anvers était sérieuse, mais pas critique dans l’immédiat : la place pourrait certainement tenir une quinzaine de jours de plus, et pendant ce temps, les efforts de Lord Kitchener ou l’influence de la bataille principale en France dégagerait la ville. J’en étais tellement persuadé que je prévoyais de m’absenter de l’Amirauté pour dix-huit heures environ les 2 et 3 octobre.
 
J’avais formé le projet de visiter Dunkerque pour régler des questions relatives à la brigade d’infanterie de marine et autres détachements envoyés à la requête du général Joffre. A 23 heures le soir du 2, j’étais à une trentaine de kilomètres de Londres en route pour Douvres quand le train spécial dans lequel je me trouvais s’arrêta et, sans explication, retourna à la gare Victoria. A l’arrivée, on me dit de me rendre immédiatement chez Lord Kitchener à Carlton Gardens. J’y trouvais, peu avant minuit, outre Lord Kitchener, Sir Edward Grey le Premier lord naval et Sir William Tyrrell, du Foreign Office. Ils me montrèrent le télégramme de notre ministre, Sir francis Villiers, envoyé d’Anvers à 20h20 et reçu à Londres à 22 heures le 2 octobre : 

« Le gouvernement belge a décidé de partir demain pour Ostende. Il agit conformément à l’avis unanime donné par le Conseil supérieur de guerre en présence du roi le roi se repliera demain avec l’armée de campagne, en commençant par les postes avancés, dans la direction de Gand afin de protéger la ligne côtière, pour ensuite, on l’espère, coopérer avec les armées alliées. La reine partira aussi. La ville tiendra, dit-on, 5 ou 6 jours, mais il parait peu vraisemblable que lorsque la cour et le Gouvernement en seront partis, la résistance se prolonge aussi longtemps.
La décision prise très soudainement cet après-midi est le résultat d’une situation qui devient de plus en plus critique. J’ai vu le Premier ministre et le ministre des Affaires étrangères, il prétendent qu’il n’y avait pas d’autre décision possible étant donné le danger que le Gouvernement royal et l’armée de campagne courraient d’être capturés ici. »

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