mardi 4 avril 2017

Louis XIV et Dunkerque, de l'alliance anglaise de 1658 au rachat de 1662



 Nul besoin de gloser longuement sur l'affaire de Dunkerque, autant se référer à l'acteur principal de l'histoire elle-même. 
Alors qu'un soir de 1714, Louis XIV envoya chercher des papiers enfermés en ses tiroirs, il se mit à les brûler les uns après les autres... Le Maréchal de Noailles qui avait été chargé de la course le pria avec instance de plutot les lui confier... Les feuillets n'étaient que les écrits personnels du Roi, ses notes militaires, son journal, ses Mémoires... 
Tout un règne personnel entamé en 1666 à la mort du Cardinal Mazarin... Ses derniers mois montraient un roi qui n'etait plus celui des débuts flamboyants des victoires de Flandre et de Franche-Comté mais un homme travaillé par les revers de la gloire et des peines des deuils familiaux...N'échappèrent aux flammes que les années 1661-1662 au coeur desquelles se placent les affaires dunkerquoises... et 1666-1668 où se déroule la conquête de la Flandre...
Les historiens sont passés sur cet épisode du règne avec plus au moins de bonheur mais encore importait-il de laisser la parole à l'acteur principal (avec Mazarin et les intrigues de cour qui émaillent la minorité royale) sur le retour définitif de Dunkerque à la France...


Louis XIV vers 1660



In « Mémoires de Louis XIV », présentés et annotés par J. Longnon, éditions Tallandier, Paris, 1978, 1983, 2001, 288 pages, pp. 119 – 126

L’acquisition de Dunkerque n’était pas de si grande étendue (ndlr : que la Lorraine), mais elle était d’une importance non moindre et d’une utilité plus certaine. Peu de personnes ont su par quelle suite d’affaires cette place si considérable était passée entre les mains des Anglais, durant le ministère du cardinal Mazarin. Il faut pour cela remonter jusqu’à ma minorité et aux factions qui obligèrent deux fois ce ministre à sortir du royaume. Cromwell, à qui le génie, les occasions et le malheur de son pays avaient inspiré des pensées fort au-dessus de sa naissance, au commencement simple officier dans les troupes rebelles du Parlement, puis général, puis Protecteur de la République, et désirant en secret la qualité de roi qui refusait en public, enflé par le bon succès de la plupart de ses entreprises, ne voyait rien de si grand, ni au-dedans, ni au dehors de son île à quoi il ne pensât pouvoir prétendre ; et bien qu’il ne manquât pas d’affaires chez lui, il regarda les troubles de mon Etat comme un moyen de mettre le pied en France par quelque grand établissement : ce qui lui était également avantageux, soit que la puissance royale se confirmât en sa personne et en sa famille, soit que le caprice des peuples et la même fortune qui l’avaient élevé si haut entreprissent de le renverser.
 
Il savait de quelle sorte presque tous les gouverneurs des places et des provinces traitaient alors avec le cardinal Mazarin, et qu’à peine y avait-il de fidélité avec ses sujets, qu’achetée à prix d’or ou par des récompenses d’honneur, telles que chacun s’avisait de les souhaiter. Il dépêche le colonel de ses gardes au Comte d’Estrades, gouverneur de Dunkerque, il l’exhorte à considérer l’état des choses pour en tirer ses avantages particuliers, lui offre jusqu’à deux millions payables à Amsterdam ou à Venise, s’il veut lui livrer la place, et de ne jamais faire la paix avec la France sans obtenir pour lui les dignités ou les établissements où il peut aspirer. Il ajoute que les affaires du cardinal, son bienfaiteur, et qui l’avait mis dans ce poste, sont désespérées, n’y ayant pas d’apparence que ce ministre, dont on avait mis la tête à prix, puisse par ses propres forces revenir dans le ministère, ni dans l’Etat ; qu’il ne le soutiendra pas seul avec Dunkerque, mais périra avec lui. Si toutefois il veut porter son affection et sa reconnaissance pour lui jusqu’au bout ; qu’il prenne cette occasion de le servir utilement par la seule voie peut-être que sa bonne fortune lui ait laissée de reste ; qu’il peut offrir au cardinal avec la même condition de remettre Dunkerque aux Anglais, non seulement les deux millions mais aussi tels secours de troupes qui lui seront nécessaires pour rentrer en France ; qu’il se fera par-là, auprès de lui, un mérite avec lequel, si ce ministre est rétabli, il n’y a rien qu’il n’en doive espérer.
  


l'acquisition de Dunkerque (galerie des glaces - Versailles)

D’Estrades, par une conduite très louable, après avoir obligé cet envoyé à lui faire ses propositions dans un conseil de guerre, et ensuite à les signer, le renvoie à Cromwell avec la réponse : il se plaint qu’on l’ait cru capable d’une infidélité, ni de rendre cette place par d’autres ordres que les miens ; que tout ce qu’il peut faire est de me proposer à moi-même la condition des deux millions, et en même temps celle d’une étroite alliance avec moi par laquelle le Protecteur s’engagera à rompre sur met et sur terre avec les Espagnols ; à me fournir dix mille hommes se pied et deux mille chevaux pour faire la guerre en Flandre ; à entretenir cinquante navires de guerre sur les côtes, durant les six mois de l’été et une escadre de quinze durant l’hiver, pour croiser la mer, agissant de concert suivant les desseins qu’on pourrait former ensemble.
 
Cromwell accepta ces propositions qui me furent aussitôt envoyées par d’Estrades à Poitiers où j’étais, et n’arrivèrent que deux jours après le retour du cardinal Mazarin. Ce ministre les trouva très avantageuses, ayant pour maxime de pourvoir, à quelque prix que ce fût, aux affaires présentes, et persuadé que les maux à venir trouvaient leur remède dans l’avenir même. Mais le garde des sceaux Châteauneuf, qu’on avait été obligé de rappeler durant ces troubles, l’emporta contre lui dans le conseil et auprès de la reine ma mère, et les fit absolument rejeter. Cromwell, ayant reçu cette réponse, signa le même jour un traité avec les espagnols, leur fournit dix mille hommes et vingt-cinq vaisseaux pour le siège de Gravelines et de Dunkerque qui, par ce moyen furent prises sur moi en la même année, l’une à la fin de mai, l’autre au 22 septembre, mais au profit des Espagnols seulement.
Cependant mon autorité s’étant affermie dans le royaume, et les factions qu’il y fomentaient étant absolument dissipées, ils furent réduits quelques temps après à ne pouvoir soutenir que difficilement l’effort de mes armes en Flandre. Cromwell, qui ne s’était lié avec eux que pour cette entreprise particulière, et qui avait augmenté depuis en pouvoir et en considération dans toute l’Europe, se voyait régulièrement recherché de leur côté et du mien ; ils le regardèrent comme l’unique ressource à leurs affaires de Flandre, et moi comme l’unique obstacle à leurs progrès, en un temps où je voyais la conquête entière de ces provinces presque certaine, si on ne m’accordait tout ce que je pouvais souhaiter pour la paix. Lui, qui n’avait pas oublié son premier dessein de s’acquérir un poste considérable en deçà de la mer, ne voulant se déterminer qu’à cette condition, proposait en même temps aux Espagnols de se joindre à eux dans cette guerre, d’assiéger Calais qui lui demeurerait, ce qu’ils étaient près d’accepter avec joie et moi d’assiéger Dunkerque et de le remettre.
 
Le cardinal Mazarin, à qui cette ouverture n’était pas nouvelle, et qui l’avait approuvée autrefois lors même que Dunkerque était au pouvoir des Français, s’en trouva sans doute moins éloigné. Et bien que j’eusse beaucoup de répugnance, je m’y rendis enfin, non seulement par le cas que je faisais de ses conseils, mais aussi par les avantages essentiels que j’y trouvais pour la guerre de Flandre, et par la nécessité de choisir des deux maux le moindre, ne voyant pas de comparaison, puisqu’il fallait nécessairement voir les Anglais en France, entre les y voir mes ennemis ou mes amis, ni entre m’exposer à perdre Calais que j’avais, ou leur promettre Dunkerque que je n’avais pas encore.
Ce fut donc par cet accommodement, qu’après avoir repris Dunkerque, je le leur remis entre leurs mains, et il ne faut point douter que leur union avec moi ne fût comme le dernier coup qui mit l’Espagne hors d’état de se défendre, et qui produisit une paix si glorieuse et si avantageuse pour moi.
J’avoue pourtant que cette place au pouvoir des Anglais m’inquiétait beaucoup. Il me semble que la religion catholique y était intéressée. Je me souvenais qu’ils étaient les anciens et irréconciliables ennemis de la France, dont elle ne s’était sauvée autrefois que par un miracle ; que leur premier établissement en Normandie nous avait coûté cent ans de guerre, et le second en Guyenne trois cents ans, durant lesquels la guerre se faisait toujours au milieu du royaume à nos dépens, de sorte qu’on s’estimait heureux quand on pouvait faire la paix et envoyer les Anglais chez eux avec de grosses sommes d’argent pour les frais qu’ils avaient faits, ce qu’ils regardaient comme un revenu ou un tribut ordinaire.
 
Je n’ignorais pas que les temps étaient forts changés ; mais, parce qu’ils pouvaient encore changer d’une autre sorte, j’étais blessé de cette seule pensée que mes successeurs les plus éloignés me pussent reprocher quelque jour d’avoir donné lieu à de si grands maux, s’ils pouvaient jamais y retomber ; et sans même dans le passé ou dans l’avenir, je savais combien la seule ville de Calais, qui leur était demeurée la dernière, avait coûté de sommes immenses aux Français, par les ravages ordinaires de la garnison, ou par les descentes qu’elle avait facilitées, ce poste, ni pas un autre dans mon royaume, ne pouvant d’ailleurs être à eux sans être en même temps un asile ouvert aux mutins, et sans fournir à cette nation des intelligences dans tout le royaume, surtout parmi ceux qu’un intérêt commun de religion liait naturellement avec elle. Peut-être qu’en donnant Dunkerque, je n’avais point trop acheté la Paix des Pyrénées et les avantages qu’elle m’apportait. Mais après cela il est certain que je ne pouvais trop donner pour racheter Dunkerque : ce que j’avais bien résolu dès lors, mais qui à la vérité était difficile à espérer.
 
Cependant, comme pour venir à bout des choses le premier pas est de les croire possibles, dès l’année 1661, envoyant d’Estrades en Angleterre, je le chargeai très expressément d’étudier avec soin tout ce qui pourrait servir à ce dessein, et d’en faire son application principale.
 
Le roi d’Angleterre, nouvellement rétabli, avait un extrême besoin d’argent pour se maintenir. Je savais que par l’état de son revenu et de sa dépense il demeurait toujours en arrière de deux ou trois millions par an, et c’est le défaut essentiel de cette monarchie, que le prince n’y saurait faire de levées extraordinaires sans le Parlement, ni tenir le Parlement assemblé sans diminuer d’autant son autorité qui en demeure quelquefois accablée, comme l’exemple du roi précédent l’avait fait assez voir.
 
Le chancelier Hyde avait toujours été assez favorable à la France ; il sentait alors diminuer son crédit dans l’esprit du roi, quoiqu’on ne s’en aperçut point encore ; et vouait dans l’Etat une puissante cabale qui lui était opposée ; ce qui l’obligeait d’autant plus à se faire des amis et protecteurs au dehors. Toutes ces raisons ensemble le disposaient à me faire plaisir, quand mes intérêts pourraient s’accorder avec ceux du roi son maître.
 
D’Estrades, exécutant mes ordres, et se servant adroitement de l’accès libre et familier qu’il avait depuis longtemps auprès de ce prince, n’eut pas de peine dans les conversations ordinaires à le faire tomber sur Dunkerque. Le roi, qui disait alors qu’il en voulait faire sa place d’armes, l’entretenait volontiers de ce dessein, comme un homme qui pourrait lui donner des lumières utiles, en ayant été longtemps son gouverneur. Pour lui, approuvant tout, il faisait seulement remarquer quelques incommodités dans la situation des lieux, et surtout la grande dépense dont cette place avait besoin nécessairement pour l’entretenir et la garder, jusque-là que le cardinal Mazarin qui la connaissait par l’expérience du passé avait douté plusieurs fois s’il eut été avantageux à la France de la conserver quand elle l’aurait pu. Le roi répondait qu’il lui serait fort aisé quand il voudrait de se délivrer de cette dépense, les Espagnols lui offrant alors même de grandes sommes, s’il voulait leur vendre Dunkerque. D’Estrades lui conseillait toujours d’accepter leurs offres, jusqu’à ce que le roi, plus pressé que nous ne le pensions, vint de lui-même à dire que, s’il avait à en traiter, il aimerait mieux que ce fut avec moi qu’avec eux.


Ainsi commença cette négociation dont j’eux une extrême joie, et bien que sa demande fît de cinq millions, somme sans doute très considérable, qu’il fallait même payer fort promptement, je ne trouvais pas à propos de le laisser refroidir là-dessus, le bon état où commençaient d’être mes finances me permettant pour une chose aussi importante que celle-là, non seulement ces efforts, mais de plus grands encore. La conclusion du traité se fit toutefois à quatre millions payables en trois ans, tant pour la place que pour toutes ses munitions de guerre, canons, pierres, briques et bois. Je gagnais même sur ce marché cinq cent mille livres, dans que les Anglais s’en aperçussent. Car ne pouvant imaginer qu’en l’état où on avait vu mes affaires peu de temps auparavant j’eusse le moyen de leur fournir promptement cette grande somme comme ils le désiraient, ils acceptèrent avec joie l’offre que leur fit un banquier de la payer en argent comptant, moyennant cette remise de cinq cent mille livres ; mais le banquier était un homme interposé par moi qui, faisant le payement de mes propres deniers, ne profitait point de la remise.
 
La conséquence de cette acquisition me donna une inquiétude continuelle, jusqu’à ce tout fut achevé, et ce n’était pas sans raison ; car l’affaire, au commencement très secrète, ayant été éventée peu à peu, la ville de Londres qui en fut informée députa ses principaux magistrats, le maire et les aldermen, pour offrir au roi toutes les sommes qu’il voudrait, à condition de ne point aliéner Dunkerque. Des deux courtiers que d’Estrades m’avait dépêchés par deux divers chemins, avec deux copies du traité pour le ratifier, l’un fut arrêté sur le chemin de Calais par les ordres du roi d’Angleterre, l’autre étant déjà passé en France par Dieppe ; et ce roi, à qui d’Estrades représentait en même temps qu’il ne s’agissait plus de Dunkerque, mais de rompre pour jamais avec moi si l’on ne me tenait parole, quelque complaisance qu’il fut obligé d’avoir pour eux, leur fit enfin approuver comme une chose déjà faite et sans remède ce qu’ils avaient résolu d’empêcher.

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